Les relations internationales du Maroc : Le Maroc à la recherche d’une identité stratégique

Mercredi 19 Février 2020

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1Le Maroc a connu, en l’espace d’une décennie, de profondes transformations. Ses relations internationales se sont diversifiées, tant au niveau des acteurs qu’à celui des orientations stratégiques de sa politique étrangère. Plus d’une trentaine d’ambassades et de consulats marocains à travers le monde ont été inaugurés dans des pays stratégiques comme le Tchad, mais aussi dans des petits pays comme la Barbade. La représentation de l’Etat auprès des instances internationales et régionales s’est également multipliée. Cette politique de représentation a accompagné une politique de rapprochement avec l’Union européenne (UE) à travers le « Statut avancé ». On constate également une politique de rapprochement avec l’Afrique sub-saharienne ou encore l’Amérique latine.

2Si de telles activités lui permettent d’assurer sa présence au sein du système international, la stratégie employée par le Maroc n’est pas encore projetée sur le plan théorique. La formulation d’une politique étrangère suppose de définir, en plus des multiples objectifs précis, une ligne d’ensemble. Cela veut dire que le Maroc doit identifier clairement ses intérêts et son identité sur la scène internationale. Or, les grandes orientations des relations internationales du Maroc n’ont jamais fait l’objet d’une campagne politique, d’un débat parlementaire ou d’une publication officielle d’envergure : elles restent un domaine réservé du monarque et ne sont annoncées que dans les discours royaux principalement. On pourrait même se demander si certaines des orientations stratégiques en politique étrangère ne sont annoncées qu’a posteriori, sans véritable identification préalable au moment de leur accomplissement. On évoque aujourd’hui une nouvelle ère de la diplomatie marocaine, marquée par des préoccupations économiques et sécuritaire et d’un certain nombre de prises de positions sur, par exemple, les accords de libre-échange, le dossier syrien, la sécurité au Sahel ou encore l’immigration. Donner du sens à ces différentes orientations revient à identifier les intérêts nationaux du Maroc (qu’ils soient définis en termes de puissance, de préférences sociétales ou comme une construction de normes) tels qu’ils sont perçus, actuellement, par les autorités et trouver leur cohérence avec la politique étrangère menée par l’appareil étatique. Ce chapitre se propose ainsi de définir les contours des intérêts nationaux du Maroc et de distinguer les différentes positions du Maroc au sein du monde arabo-musulman, occidental, africain, sud-américain et asiatique. Il s’agira également d’explorer quelques outils et méthodes mobilisés par l’appareil diplomatique marocain dans ce cadre et de proposer une analyse critique des perceptions que le Maroc a de lui-même et de celles qu’on lui accorde.

La définition des intérêts nationaux dans un environnement régional hostile

3Le Maroc occupe une position géopolitique avantageuse. Il se trouve à la croisée des chemins entre l’Afrique subsaharienne, le monde arabe et l’Europe et jouit d’une bonne position au sein du système international, comparée à ses faibles ressources naturelles. Cependant, ses frontières sont menacées et représentent une source de fragilité : au nord, l’Espagne possède encore deux enclaves situées sur le territoire marocain, Ceuta et Melilla, et plusieurs différends territoriaux continuent d’affecter les relations entre les deux pays. Les ressources de l’océan Atlantique qui bordent le Maroc, comme le poisson ou les hydrocarbures, attisent les convoitises de l’Espagne, soutenue par l’Union européenne. A l’est, les frontières avec l’Algérie sont toujours fermées, ce qui n’est que la partie visible de problèmes diplomatiques plus complexes. Au sud enfin, des différends subsistent avec la Mauritanie, et le statut du Sahara occidental n’est toujours pas défini par l’ONU, bien que le Maroc considère d’emblée ce territoire comme ses « provinces du sud ». Considérant les menaces territoriales comme la première source définissant les intérêts nationaux – et même vitaux – d’un Etat, il s’agit à présent de porter un regard plus attentif sur les frontières marocaines.

4Au nord du Maroc, les villes de Ceuta et Melilla représentent pour l’Espagne les vestiges d’un empire colonial conquis entre le XVe siècle et le XVIIIe siècle, qu’elle n’est pas prête à sacrifier. Rappelons que suite à la conférence d’Algésiras en 1906, les deux villes ont servi de « tête de pont » à la pénétration espagnole au Maroc. C’est ainsi que Ceuta et Melilla demeurèrent espagnoles après l’indépendance marocaine en vertu de leur appartenance antérieure à l’Espagne. Depuis l’indépendance, le Maroc a plaidé plusieurs fois auprès des instances internationales en faveur de la restitution de ces deux villes. Il a également pris position en faveur de la restitution de Gibraltar à l’Espagne, en déclarant que si la Grande-Bretagne cédait Gibraltar à l’Espagne, l’Espagne devrait renoncer à Ceuta et Melilla. D’une manière générale, bien que l’Espagne et le Maroc adoptent une diplomatie non coercitive et qu’ils aient parfois des intérêts partagés, le rapport de force entre les deux pays est largement asymétrique, ce qui constitue une source de menace aux yeux des dirigeants marocains. La visite du Premier ministre espagnol, R.M. Aznar, en 2000, dans les villes de Ceuta et Melilla a déclenché une crise majeure qui a duré près de trois ans. Tout d’abord, dès le mois d’octobre 2001, Rabat a rappelé son ambassadeur à Madrid pour consultation. D’autres incidents diplomatiques se sont succédé : au moment où la Grande-Bretagne et l’Espagne se sont disputé la souveraineté de Gibraltar, le roi a réitéré ses revendications marocaines sur Ceuta, Melilla ainsi que sur l’îlot Perejil (en espagnol) ou Layla (en arabe), dans le discours de la fête du Trône de juillet 2002. Cet îlot rocheux est situé à 8 kilomètres de Ceuta et à 250 mètres des côtes marocaines. La crise a débuté lorsque quelques gendarmes marocains ont investi le lieu pour placer un poste de surveillance. Selon les autorités marocaines, cet avant-poste devait servir à l’observation de la migration clandestine et du trafic de drogue. L’Espagne a rejeté cette déclaration et lancé l’opération Romeo-Sierra : 28 unités commandos espagnoles ont étés déployées, avec l’appui matériel de 6 hélicoptères, de l’armée de l’air et de la marine. En quelques heures à peine, les quelques soldats marocains furent délogés et remplacés par des soldats de la légion espagnole. Selon Rabat, l’îlot appartenait au royaume depuis l’Indépendance, mais ce n’était pas l’avis de Madrid qui considérait que l’îlot bénéficiait d’un statut spécial selon lequel les deux parties étaient d’accord pour ne pas l’occuper. L’Espagne a reçu le soutien de l’Union européenne (à l’exception de la France et du Portugal) et le Maroc, celui de la Ligue arabe (à l’exception de l’Algérie). Les Etats-Unis sont intervenus pour tenter une médiation du conflit, qui s’est soldé par le rétablissement du statu quo. En 2003, les ambassadeurs de chacun des deux pays ont pu retourner à leur poste, et des groupes de travail sectoriels furent créés pour reconstruire les relations bilatérales. La même séquence de pré-crise et de crise s’est reproduite à partir de 2007, lors de la visite du couple royal à Ceuta et Melilla, suivie par des tensions provoquées par le soutien de l’opinion publique espagnole aux revendications sahraouies, en 2009 et en 2010. Cette série d’évènements médiatisés a mis en avant l’importance que ces territoires revêtent pour le gouvernement marocain, mais aussi l’interdépendance négative qui caractérise les relations entre le Maroc et l’Espagne.

5A l’ouest, ces tensions se sont cristallisées autour de la délimitation des frontières maritimes marocaines. Les ambitions espagnoles en termes de pêche ou de recherche d’hydrocarbures ont rappelé au Maroc qu’il devait maîtriser ses eaux territoriales sur le plan militaire et politique. En effet, des experts espagnols ont découvert que la zone qui entoure les îles Canaries contiendrait d’importants gisements pétroliers qui couvriraient près de 10 % de la demande espagnole. Les premiers différends en matière de pétrole ont éclaté en 2000 lorsque Rabat a protesté auprès de Madrid contre la définition de la ligne médiane maritime entre les côtes marocaines et les îles Canaries. L’année suivante, la compagnie espagnole Repsol a demandé à son gouvernement l’autorisation d’effectuer des prospections dans cette région. En réponse, le Maroc a octroyé 72 permis d’exploration à près d’une vingtaine de compagnies nationales et internationales. Cette course au pétrole, qui a débuté en 1999 à travers l’ouverture du secteur des hydrocarbures marocain aux capitaux étrangers, s’est accélérée ces dernières années. Au printemps 2012, l’Espagne a autorisé des prospections sur le plateau continental en face du Maroc et a stationné sur les îles Canaries des F18, en prévision d’un éventuel conflit avec Rabat. L’année suivante, les manœuvres militaires espagnoles se sont concrétisées grâce au décret autorisant l’installation d’une zone militaire dans la municipalité de Puerte del Rosario. La Commission européenne s’est déclarée incompétente pour trancher sur un éventuel litige entre les deux Etats, et la question demeure jusqu’à ce jour en suspens. Ces tensions sont perçues comme de sérieuses menaces pour le Maroc, car durant les périodes de crise, l’Espagne s’est parfois servie du dossier du Sahara et de son rapprochement avec l’Algérie comme moyens de pression.

6Au sud, le statut du Sahara occidental, qui n’a toujours pas été fixé par les Nations Unies, est actuellement l’objet principal des revendications diplomatiques marocaines. La République arabe sahraouie démocratique – également dénommée pseudo-RASD par le ministère des Affaires étrangères –, soutenue par l’Algérie, a mené plusieurs offensives diplomatiques en faveur de l’indépendance du territoire. En 2009, l’affaire Aminatou Haidar, militante du Front Polisario, qui avait entamé une grève de la faim sur l’île espagnole de Lanzarote pour avoir été expulsée du Maroc, a suscité de vives réactions internationales. L’intérêt de l’opinion publique et du gouvernement espagnols pour Aminatou Haidar a altéré les relations entre Rabat et Madrid et suscité la réaction de la France. Le Maroc considère le dossier du Sahara occidental et le combat contre les indépendantistes comme une question d’intégrité territoriale. Or, la question des droits de l’homme ne joue pas en sa faveur. En effet, le bilan de John Kerry, relayé en partie par le site du département d’Etat américain, dans son rapport « Country Reports on Human Rights Practices for 2013 » mentionne différentes atteintes aux droits de l’homme. Le rapport souligne, d’une part, qu’une partie des problèmes liés aux droits de l’homme au Sahara occidental sont les mêmes qu’au Maroc : les lois ne sont pas correctement appliquées, la corruption existe à tous les niveaux, plusieurs des libertés individuelles, d’association et de presse ne sont pas respectées. D’autre part, le rapporteur de l’ONU sur la torture, Juan Mendez, rapporte en 2012 que la torture et les détentions arbitraires persistent. Les agressions envers les activistes des camps de Tindouf notamment, ont fait l’objet de plusieurs rapports. Différentes institutions, et plus particulièrement HRW (Human Rights Watch) dirigée par Philippe Bolopion, attendent de l’ONU qu’elle élargisse le mandat de la MINURSO (Mission des Nations Unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental) aux droits de l’homme. Lorsque les Etats-Unis ont soumis en avril 2013 une proposition visant à élargir le mandat de la MINURSO suite aux pressions de HRW pour y inclure une mission d’observation des droits de l’homme, le ministère des Affaires étrangères marocain et le palais ont rejeté catégoriquement cette proposition, la considérant comme une atteinte à la souveraineté. Au sein du ministère et au palais, l’événement fut vécu comme une crise majeure. En guise de réponse, le Maroc a dénoncé une instrumentalisation politique par le biais des droits de l’homme et annulé les exercices militaires annuels menés conjointement avec les Etats-Unis. C’est finalement le conseiller du roi et ancien ministre des Affaires étrangères, Taïeb Fassi-Fihri, qui a réussi à obtenir des Etats-Unis le retrait de sa proposition, suite à plusieurs séries de négociations. Enfin, les dépenses qu’engendrent le lobbying marocain auprès du Congrès américain ou du parlement européen, ainsi que les dépenses visant le développement socioéconomique du territoire sahraoui, démontrent l’inquiétude du Maroc envers les résultats d’un possible référendum. Selon le journal britannique The Guardian, relayé par Maroc Hebdo, le Maroc aurait dépensé près de trente millions de dollars pour promouvoir son plan d’autonomie aux Etats-Unis, à travers le Moroccan American Policy Center (MAPC). Ainsi, bien que les acteurs de la politique domestique donnent l’impression d’une maîtrise paisible du dossier, ceux de la politique extérieure sont sous haute tension, et leurs réactions restent tributaires des prises de position des diplomates internationaux.

7Au Sud également, les relations avec la Mauritanie sont, depuis 2011, marquées par une certaine fragilité. Le rapprochement du régime d’Ould Abdel Aziz avec l’Iran, en 2011, fut perçu comme une menace par le royaume, qui avait rompu ses relations diplomatiques avec Téhéran en 2009, l’accusant de vouloir propager l’idéologie chiite au Maroc. Depuis, on dénombre plusieurs incidents successifs comme le différend qui a éclaté en juillet 2013 suite à l’annulation de deux vols réguliers de la Royal Air Maroc (RAM) par les autorités de l’aviation civile mauritanienne. Cette réduction des parts de la RAM constituait une riposte à l’interdiction faite par les autorités marocaines, au poste frontalier de Guergarate, de laisser passer une quarantaine de camions en provenance de Mauritanie. Dans ce climat de tension et bien que la Mauritanie ne prenne pas position sur le Sahara occidental, chaque action diplomatique entreprise par la Mauritanie est surveillée de près au Maroc. Selon le journaliste Chérif Ouazzani, lorsqu’en 2012 Mohamed Ould Abdelaziz reçut le chef de la diplomatie du Polisario, tandis qu’un ministre marocain était à ce moment-là en visite à Nouakchott, les relations entre les deux pays ont frôlé la crise (Jeuneafrique.com, 28/11/2013). Depuis qu’elle a quitté la CEDEAO (Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest) en 1999 pour faire exclusivement partie de l’UMA (Union du Maghreb Arabe), la Mauritanie est passé d’un rôle de pont entre l’Afrique et le Maghreb hérité de Mokhtar Ould Daddah, à un rôle d’équilibriste entre le Maroc et l’Algérie. Pourtant, les relations maroco-mauritaniennes sont denses : outre les nombreux liens familiaux qui unissent les deux pays, le Maroc a déployé une série d’investissements économiques en Mauritanie. Selon le chercheur en études sahariennes Mustapha Naimi, relayé par Jeune Afrique, le Maroc compte sur la Mauritanie pour la conquête de nouveaux marchés en Afrique de l’Ouest, mais la Mauritanie ne pourrait choisir entre le Maroc et l’Algérie. Toutefois, selon Alain Antil, ce serait mal connaître la Mauritanie que de penser qu’elle pourrait basculer vers le camp algérien. La Mauritanie reconnaît la RASD et maintient des relations proches avec l’Algérie, en partie parce que son régime avait été ébranlé par la guerre du Sahara (Jeuneafrique.com, 12/02/1014). Or, le Maroc se montre susceptible face à cette neutralité active de la Mauritanie et ne parvient à pas concevoir la Mauritanie comme un allié stratégique solide.

8A l’est, les frontières avec l’Algérie sont toujours fermées. Les relations maroco-algériennes sont marquées par la question du Sahara occidental. De leur côté, l’Algérie et la RASD considèrent qu’il s’agit d’un problème de décolonisation et qu’il incombe à la communauté internationale de faire respecter les droits du peuple sahraoui. Le Maroc, de son côté, perçoit la position algérienne comme un moyen de disposer d’un débouché sur l’Atlantique et d’affaiblir le Maroc sur la scène régionale. Les conséquences de cette configuration géopolitique sont doubles. Tout d’abord, cela empêche toute forme d’intégration régionale. Les chefs des différents Etats de l’UMA, créée en 1989, ne se sont pas réunis depuis 1994, date de la fermeture des frontières entre le Maroc et l’Algérie. Selon l’ancien président de l’UMA, le Tunisien Habib Boularès, l’immobilisme de l’UMA est dû au fait qu’elle est tributaire de la participation des chefs d’État. Le conseil présidentiel est la clé de voûte du système de l’Union, et chaque membre dispose d’un droit de veto. Ainsi, sur une quarantaine de conventions multilatérales élaborées dans ce cadre, seulement trois sont entrées en vigueur. Malgré la rencontre entre les chefs d’État marocain et algérien, en 2005, et la situation sécuritaire dans la région qui nécessitait une coopération forte, les deux États n’ont pas réussi à concilier leurs intérêts. La deuxième conséquence de cette rivalité est que l’on observe une course à l’armement accrue depuis quelques années. En Algérie, cette course à l’armement n’est que l’un des aspects du processus de sa modernisation militaire. Depuis son adhésion au dialogue méditerranéen de l’OTAN, en 2002, l’Algérie a montré sa volonté de réaffirmer son leadership régional face à la Libye et au Maroc. L’Algérie a signé deux contrats avec Moscou, en 2006 et 2007, pour un montant de près de 8 milliards de dollars. Le Maroc s’est naturellement senti menacé et, pour préparer sa défense, a commandé, en 2009, 24 chasseurs F-16 aux Américains, puis trois frégates aux Pays-Bas l’année suivante. En 2011, le ministère de la Défense algérien a obtenu une rallonge de son budget lui permettant de signer un autre contrat d’armement de 16 milliards de dollars, dont 13 avec la Russie. Le Maroc a également décidé, en 2013, l’augmentation de son budget de défense qui, bien qu’il reste très faible en chiffres absolus, représentait 4 % de son PIB, soit le même pourcentage que son voisin. Cette situation relève du « dilemme de sécurité » (Jervis, 1978), référant à un État qui augmente sa puissance militaire pour garantir sa sécurité, alors que cet armement est perçu comme une menace par un autre État qui renforce également sa puissance militaire. Cela contribue paradoxalement à augmenter l’insécurité régionale et donc à diminuer la sécurité nationale.

9Dans le cas du Maroc, il faut distinguer l’intérêt vital et l’intérêt majeur. Le premier concerne la résolution de ses problèmes territoriaux, notamment au Sahara occidental. Le second consiste plutôt à conforter son poids régional à travers la recherche d’une forme de puissance. Ces deux intérêts se répondent et le conduisent vers une politique d’ouverture. D’un côté, le Maroc doit nécessairement commercer avec l’Espagne et coopérer avec elle sur les questions de migration, afin de s’assurer une position crédible politiquement et de satisfaire ses propres intérêts économiques. Il n’a ni la force militaire suffisante, ni le dessein politique de mener une offensive contre l’Espagne ; qui n’aurait d’ailleurs aucun intérêt stratégique. D’un autre côté, le Maroc espère nouer des relations économiques avec l’Algérie afin de dépasser les différends politiques, « à la façon de la France avec l’Allemagne », selon les termes d’un diplomate marocain que nous avons rencontré. Contrairement à l’Iran, dont la politique étrangère se fonde sur les normes islamiques, ou l’Algérie, encore attachée à une politique de non-alignement qu’elle partage avec la Russie, le Maroc n’a pas de positionnement idéologique de cette nature. Cela doit faciliter, en principe, sa politique d’ouverture.

De l’ouverture politique à une politique étrangère d’ouverture

10L’ouverture politique du Maroc s’est amorcée dans les années 90, suite à une crise diplomatique avec la France, en raison de la publication du livre de Gilles Perrault, Notre ami le Roi, qui dénonçait les violations des droits de l’homme au Maroc et l’autoritarisme monarchique. Dès 1992, Hassan II a proposé un projet de réforme constitutionnelle pour « démocratiser » le régime. Cette ouverture a ensuite connu deux dates d’accélération. La première se situe au moment de l’intronisation de Mohammed VI, en 1999. Elle s’illustre notamment par la mise en place d’un processus de réconciliation et la reconnaissance des victimes d’arrestation arbitraire. La seconde se situe au lendemain du Printemps arabe. Elle s’illustre par l’adoption de la nouvelle Constitution. Il est important à ce stade de souligner que ces changements permettent au Maroc de jouir de l’image du bon élève en voie de démocratisation mais qu’ils ne constituent qu’une politique d’affichage. L’état de la liberté des médias, le contenu réel de l’instance « Equité et Réconciliation » ou encore l’application des nouvelles lois relatives aux droits des femmes sont des domaines qui ne font pas l’objet d’évaluations critiques et objectives et qui pour l’instant montrent tous les symptômes d’un manque de libertés et d’ouverture.

11En matière de politique étrangère, la même image est recherchée à travers une ouverture progressive dès les années 2000. Avant cette date, le Maroc avait une politique hostile envers les pays qui reconnaissaient la RASD. Rappelons qu’en 1980, Hassan II avait fait construire des murs de protection dans le Sahara occidental. En 1984, le Maroc a quitté l’Organisation de l’union africaine (OUA), en signe de protestation contre l’admission de la RASD comme 51e membre de l’organisation. A l’inverse, à partir des années 2000, la politique étrangère s’est caractérisée par une diplomatie visant l’intégration économique avec ces mêmes pays (y compris l’Algérie) et par des tentatives de coopération en matière de sécurité et une stratégie d’influence douce par la diffusion de l’identité culturelle marocaine.

12C’est ainsi qu’avec l’Espagne, les différentes tensions évoquées n’ont pas eu d’impact sur les échanges commerciaux entre les deux pays ; ils ont même augmenté de 20 % après la crise de 2003 (Mohsen-finan, 2011). De même, le Maroc s’est montré coopérant en matière de sécurité, principalement sur les questions liées au terrorisme et à l’immigration clandestine. Le Royaume a cessé d’être perçu comme un « pourvoyeur » d’immigrants pour être considéré comme un pays de transit. En juillet 2001, Rabat et Madrid ont signé un accord sur le contrôle frontalier, alors que la relation bilatérale entre les deux pays connaissait des tensions. Pour apaiser ces dernières et engager un dialogue sur les questions migratoires, les autorités marocaines ont autorisé, en décembre 2002, la présence de 64 bateaux de pêche espagnols dans les eaux territoriales. Les attentats du 16 mai 2003 à Casablanca, qui ont causé la mort de plusieurs Espagnols, ont également contribué au rapprochement des deux pays et à leur collaboration en matière de sécurité. Bien que cet évènement soit survenu peu après la crise autour de l’îlot Perejil/Layla, une réunion bilatérale a eu lieu à Marrakech, et les deux gouvernements ont décidé le rapatriement des mineurs marocains illégaux en Espagne ainsi qu’un accord d’aide financière. Le Maroc s’est ainsi progressivement engagé auprès d’autres pays européens, dont l’Espagne, pour gérer la migration et la mobilité. En échange du contrôle des frontières, il a obtenu une amélioration du suivi des migrants marocains dans ces pays afin de favoriser leur intégration. Ces quelques éléments font partie de la politique d’ouverture (à la fois contrainte et voulue) envers l’Espagne, qui est devenue le premier partenaire commercial du Maroc en 2013. Ils permettent d’apprécier l’importance (relative donc) que revêtent les problèmes territoriaux du Maroc face à la coopération économique et sécuritaire avec l’Espagne et de mesurer le pragmatisme de la politique étrangère marocaine.

13La politique d’ouverture envers l’Algérie s’est amorcée beaucoup moins naturellement et s’est caractérisée en premier lieu par le renforcement des échanges commerciaux ces dix dernières années (8 milliards de dirhams en 2010). L’Algérie est actuellement le sixième fournisseur du Maroc en hydrocarbures, et les deux pays seront peut-être amenés à collaborer en faveur de l’acheminement du gaz algérien vers l’Europe. En 2011, l’ONE et la SONATRACH ont signé un accord de vente de 640 millions de mètres-cubes de gaz naturel au Maroc d’une durée de dix ans, qui doit être acheminé par le Gazoduc Maghreb Europe1. Certains diplomates marocains considèrent que le règlement du conflit avec l’Algérie doit nécessairement passer par une forte intégration et une interdépendance économiques. Cependant, le poids des échanges représente moins de 3 % de leur commerce extérieur. Le Maroc a également tenté une collaboration avec l’Algérie en matière de sécurité au Sahel, qui s’est toutefois rapidement transformée en rivalité pour obtenir la gestion de la question sécuritaire dans cette zone. Lorsque Rabat a accueilli la Conférence sur la sécurité dans la zone sahélo-saharienne en novembre 2013, Alger a refusé d’y participer. Avec le budget de défense le plus élevé d’Afrique, une bonne force de projection et de combat et un service de renseignement efficace, l’Algérie considère qu’elle n’a pas besoin de coordonner ses efforts avec le Maroc pour la gestion de la sécurité. Ainsi, lorsque le CEMOC (Comité d’Etat-major opérationnel conjoint) fut créé à l’instigation d’Alger, il regroupait seulement le Mali, le Niger et la Mauritanie. L’Algérie a également refusé le survol des avions français dans les premiers temps de l’opération Serval, se méfiant de la proximité de la France et du Maroc dans la question malienne.

14Enfin, les efforts d’ouverture du Maroc envers l’UMA répondent à la même stratégie : privilégier l’intégration économique et la coopération sécuritaire, à défaut de pouvoir régler les différends politiques. Ainsi, le 9 janvier 2013, lors de la cinquième conférence sur l’intégration économique maghrébine, les dirigeants marocains ont participé à la création effective d’une banque régionale, la Banque maghrébine d’investissement et de commerce extérieur, en la dotant d’un capital de 150 millions de dollars à parts égales entre les cinq membres. Les priorités de cette banque sont la promotion du secteur privé et l’investissement dans les connexions énergétiques et routières entre les membres2. Au demeurant, la construction maghrébine n’a toujours pas avancé, alors même que chacun des pays cherche des partenaires régionaux.

15Le Maroc, comme les autres pays de la région, a une vision jalouse de la souveraineté. Dans ce climat de méfiance réciproque et de jeu à somme nulle, aucune possibilité de développement régional ne peut être envisagée. C’est pourquoi chacun des États recherche davantage d’alliés stratégiques en dehors du Maghreb. Une partie de la politique étrangère du Maroc est ainsi tournée vers ces objectifs.

Les nouvelles orientations prioritaires

16Le Maroc considère le monde arabo-musulman comme un cercle d’appartenance collective au sein duquel il souhaite jouer un rôle de médiateur dans les conflits et de porte-parole à l’international. Depuis les années 70, il s’est approprié de façon singulière le dossier épineux du conflit palestinien en maintenant des relations proches mais discrètes avec Israël. Il a parallèlement mené une diplomatie active auprès de la Communauté islamique en étant à l’origine de la création, en 1969, de l’Organisation de la conférence islamique (OCI), qui compte 57 Etats-membres. Hassan II a ensuite pris l’initiative de la création du comité Al Qods, en 1975, qui rassemble les soutiens à la cause palestinienne à travers le monde arabe, ainsi que de l’agence Bayt Al Mal al Qods en 1979. Le dernier sommet de ce comité s’est déroulé en janvier 2014 à Marrakech sous la présidence de Mohammed VI. A travers cette présidence, le Maroc espère être l’interlocuteur privilégié des grandes puissances impliquées dans le dossier palestinien, notamment les Etats-Unis, et devenir un porte-parole d’une communauté d’États arabo-musulmans.

17Cette politique s’illustre également à travers la position du Maroc à propos du conflit syrien. Durant ses deux années au conseil de sécurité de l’ONU (2011-2013), le Royaume a fermement condamné la Syrie pour avoir transformé la crise en un conflit armé avec usage d’armes lourdes et pour avoir commis de graves violations des droits humains. Après avoir rappelé son ambassadeur à Damas, il a présenté plusieurs initiatives, dont un plan pour un transfert du pouvoir d’Assad en janvier 2012, au nom de la Ligue arabe. Au sein du conseil de sécurité de l’ONU, les représentants des deux pays se sont critiqués mutuellement à propos de leurs politiques domestiques et de leur identité étatique, illustration de la détermination de la position marocaine, mais aussi d’un manque de professionnalisme diplomatique. Le Maroc a toutefois reçu le soutien de la communauté internationale sur ce dossier. Il a ainsi conclu un accord stratégique avec le Conseil de coopération du Golfe (CCG) pour favoriser une intervention internationale en Syrie. Les intérêts de cette position sont doubles : d’une part, elle lui permet de se rapprocher des pays du Golfe sur le plan de la sécurité et d’obtenir davantage de reconnaissance à l’ONU et, d’autre part, elle lui permet d’évincer le régime syrien qui reconnaissait le Polisario. Au sein du monde arabe, la position du Maroc sur la Syrie est alignée sur celle de la Ligue arabe, face à trois pays qui émettent des réserves quant à une intervention militaire : l’Algérie, le Liban et l’Irak.

18Le contexte actuel, celui de la crise politique et de l’affaiblissement de plusieurs États arabes au lendemain des révolutions, est favorable au Maroc. L’accord de libre-échange (ALECA) signé entre le Maroc et l’UE représente un modèle à suivre pour l’Egypte mais aussi pour la Tunisie et la Jordanie qui souhaitent obtenir un accord du même type. Il n’est donc pas étonnant de constater un rapprochement du Maroc avec ces pays, en particulier l’Egypte, illustré en 2011 par la création d’un mécanisme de dialogue, de coordination et de concertation politique et stratégique à Rabat. L’objectif de ce mécanisme était d’élargir les domaines de coopération à d’autres secteurs comme la culture, la recherche scientifique ou la religion et converger progressivement vers une vision politique et diplomatique communes. L’ambassade du Maroc en Egypte a ainsi créé une cellule de communication avec les ressortissants marocains et a soutenu le gouvernement du Maréchal Sissi, s’alignant sur la position saoudienne. La volonté de converger vers une même vision diplomatique s’est progressivement confirmée, puisque les priorités de la politique étrangère égyptienne actuelle rejoignent les priorités marocaines. Selon Nabil Fahmy, le ministre des Affaires étrangères de l’ancien gouvernement intérimaire égyptien, les nouvelles priorités de la diplomatie de l’Egypte sont depuis 2013 : la médiation au sein du conflit israélo-palestinien, la médiation en Syrie, la relance de l’économie égyptienne à travers l’encouragement des investissements étrangers et la diffusion d’une image positive de l’islam arabe. Ces principaux axes rejoignent la politique arabe du Maroc.

19Cette politique arabe du Maroc est soutenue par les pays du CCG. Rappelons qu’en 2011, le CCG avait invité la Jordanie et le Maroc à rejoindre cette organisation. Cette initiative avait été très favorablement accueillie par l’ancien ministre des Affaires étrangères marocain, Taïeb Fassi-Fihri, avant d’être déclinée. Selon un diplomate marocain, chef de la division Machrek au ministère des Affaires étrangères, bien que plusieurs journaux déclarent que le CCG a retiré sa proposition, c’est le Maroc qui a refusé, considérant cette adhésion comme incompatible avec le projet de l’UMA. Selon d’autres journaux en ligne (Courrier de l’Atlas, Bladi), le Maroc aurait refusé à cause des clauses imposées par le CCG. L’une d’entre elles interdirait aux Marocains d’entrer ou de résider dans ces pays sans visa et leur compliquerait l’accès à la propriété. Cet événement marque toutefois les préférences stratégiques des États du Golfe, inquiets pour leur sécurité au lendemain du Printemps arabe, et qui cherchent des alliances auprès des dernières monarchies arabes. Les monarchies du Golfe se sont rapprochées, à travers d’autres types d’accord du royaume chérifien, lui apportant notamment une aide financière importante : le Qatar lui a accordé une aide de 1,25 milliard de dollars sur une période de cinq ans, faisant partie d’un programme qatari d’aide aux pays d’Afrique du Nord pour résister aux menaces du Printemps arabe. Au total, quatre États du Golfe, le Qatar, l’Arabie saoudite, le Koweït et les Émirats Arabes Unis, ont signé un accord d’une aide de 5 milliards de dollars, sur la période 2012-2017, pour que le Maroc puisse développer ses infrastructures et consolider son économie.

20Le monde arabo-musulman est un cercle d’appartenance collective au sein duquel le Maroc puise les éléments de son identité stratégique : l’image qu’il entend diffuser est celle d’une monarchie stable mais démocratique, avec une forte identité islamique fondée sur une vision modérée de l’islam et un alignement avec la diplomatie de la Ligue arabe nuancé par une politique pragmatique vis-à-vis d’Israël et de l’Occident. Ces éléments sont considérés par les hauts dirigeants marocains comme les marqueurs de sa singularité étatique, qu’ils entendent diffuser auprès des instances internationales, en espérant devenir les interlocuteurs privilégiés des puissances étrangères au sein du monde arabe, en cas de conflit.

21La Turquie, bien qu’elle représente au sein de la société marocaine un modèle d’État musulman moderne3, apparaît hors de ce cercle d’appartenance collective, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord la diplomatie marocaine traite la Turquie comme un pays européen. L’organisation ministérielle est faite de telle sorte que la Turquie, au même titre que la Serbie, est un pays qui pourrait appuyer la position marocaine sur la question du Sahara occidental. Il représente, dans un deuxième temps, un « client » potentiel du Maroc dans sa stratégie de pont vers les marchés africains. Or, de son côté, la Turquie est une partie peu enthousiaste au Partenariat euro-méditerranéen et à l’Union pour la Méditerranée. Selon des entretiens effectués par la chercheuse Dorothée Schmid au sein du ministère des Affaires étrangères turc ainsi qu’au sein du think tank turc ASAM : « La Méditerranée n’apparaît pas aux Turcs comme un espace de développement intégré pertinent », et « les Turcs entretiennent une perception culturaliste assez négative du monde arabe méditerranéen, anciennement dominé et aujourd’hui considéré comme foncièrement étranger » (Schmid, 2008). Ainsi, suite au traité de libre-échange maroco-turc entré en vigueur en 2006, et qui visait (du point de vue marocain) la promotion des produits industriels locaux, c’est le dynamisme des ventes turques sur le marché marocain qui a connu une forte accélération, déséquilibrant la balance commerciale entre les deux pays. Plusieurs entreprises marocaines dénoncent les méthodes agressives et de concurrence déloyale des entreprises turques, à l’exemple du président de la Fédération nationale du BTP, Bouchaib Benhamida : « Les entreprises turques ont une stratégie d’invasion et d’élimination des concurrents, fussent-ils marocains. Certaines entreprises turques usent de tous les moyens y compris la casse des prix, quitte à abandonner les chantiers et introduire des réclamations » (Leconomiste.com, 04/06/2013). De même, la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM), a décidé de boycotter le Forum Affaires Maroc-Turquie organisé en 2013. Ces quelques exemples de réticences ont une incidence sur les relations politiques entre les deux pays, dont les intérêts divergent. Au-delà de la Méditerranée, la Turquie est déjà activement représentée en Afrique et ne perçoit pas le Maroc comme un pont vers les marchés africains. En Asie, la Turquie structure sa zone d’influence davantage autour de l’Asie centrale que du Moyen-Orient. Il serait ainsi difficile d’envisager, pour le moment, un quelconque accord politique, économique ou stratégique, qui puisse satisfaire les intérêts des deux parties.

Les Etats-Unis et l’Europe comme appuis stratégiques

22Afin de se démarquer de ses voisins maghrébins, le Maroc a fait le choix d’une construction progressive de sa relation privilégiée avec l’Occident. Cette tendance était déjà marquée depuis la guerre froide. Bien que l’activité politique du communiste Ali Yata, dans les années 70, avait suscité les suspicions du gouvernement américain, le Maroc a servi « d’Etat par procuration » (Proxy State) pour reprendre le terme employé par Yahia H. Zoubir(2007, p. 563-584) afin d’empêcher les mouvements révolutionnaires communistes. Le Maroc fut intégré de façon stratégique dans le bloc occidental dès les années 50. En déclarant que « la religion musulmane est incompatible, dans sa nature, avec le credo communiste » (Berramdane, 1987, p. 64), Mohammed V a conféré au Maroc un rôle de protecteur des valeurs américaines. Continuant à défendre les intérêts stratégiques des Américains, Hassan II a reçu, dès 1967, des chars et du matériel blindé d’un montant de 15 millions de dollars (Azzou, 2006). Il a en outre hébergé les forces armées américaines et a participé à l’opération de l’OTAN en Bosnie en envoyant des troupes au sol. En tant que chef des armées, il a également soutenu les Etats-Unis lors de la guerre du Golfe en 1991, en envoyant un contingent de 2000 soldats en Arabie saoudite. Par ailleurs, le Maroc fut perçu comme un rempart contre l’islamisme dans les années 80. Tandis que l’Algérie voisine était menacée par une possible révolution islamique radicale, la politique d’Hassan II envers les mouvements islamistes au Maroc a pu créer un semblant de stabilité. En intégrant une partie des mouvements islamistes aux institutions politiques, à travers son statut de « Commandeur des croyants » et dans un cadre qu’il a lui-même fixé, il a initié un modèle d’institutionnalisation de l’islamisme que les Américains ont repris en Algérie. Aussi, toujours durant la Guerre froide, le Maroc a opté pour une libéralisation des marchés et une privatisation importante. Enfin, il est considéré comme le pays arabe le moins hostile envers Israël.

23La politique actuelle des Etats-Unis envers le Maroc suit cette même logique. Lors de la visite de Mohammed VI à Washington, en novembre 2013, le journal républicain The National Interest a titré son article « L’opportunité marocaine de Barack Obama ». Il met en avant le soutien que le Maroc pourrait apporter à la politique extérieure américaine dans la région. Certain journaux, comme Your Middle East ou Forbes, ont ajouté que le Maroc pourrait même assurer la transition démocratique de la région. Aux yeux des Etats-Unis, le Maghreb ne constitue pas une priorité dans l’agenda international, mais il représente un intérêt de par sa position géostratégique, la menace terroriste en son sein et les opportunités économiques qu’il offre. C’est ainsi qu’au cours de l’année 2004, les deux pays ont signé un accord de libre-échange (ALE). Peu avant cette signature, le Maroc avait obtenu le statut d’allié privilégié non OTAN, statut qui lui a permis d’accéder à des fonds pour financer l’achat de matériel militaire. Ce statut est perçu comme un choix stratégique pour certains et comme une menace pour d’autres. Dans les deux cas, cet accord est considéré comme le prétexte économique d’une alliance politique. L’argument soulevé par le gouvernement auprès de la presse est la possibilité pour le pays de devenir une plateforme pour les investissements américains vers l’Europe et le monde arabe. Or, le commerce avec les Etats-Unis ne concerne que 6 % des importations et 4 % des exportations, selon les chiffres du ministère du Commerce extérieur. L’ALE est en réalité, comme le souligne Larbi Jaidi, « essentiellement une question de politique étrangère, plutôt qu’un enjeu économique pour les deux partenaires » (La Vie économique, 12/04/2004). Il constitue une garantie pour les Etats-Unis que le Maroc poursuivra ses réformes. En effet, le Royaume se présente comme un modèle de réformes politiques et sociales, qui concorde avec la vision américaine de l’Initiative pour le Grand Moyen-Orient (IGMO). Il n’est donc pas étonnant de constater, par exemple, que le journaliste détenu Ali Mrabet fut gracié par le roi en janvier 2004, au moment même où le ministre Driss Jettou se rendait à Washington pour clore les négociations sur l’ALE. Colin Powell, l’ancien secrétaire d’Etat américain, avait joué un rôle important dans la libération des détenus d’opinion.

24De son côté, le Maroc compte sur son allié américain pour soutenir son intégrité territoriale. Il a cherché le soutien des Etats-Unis lors de la crise avec l’Espagne autour de l’îlot Perejil/Layla. L’affaire fut résolue après d’intenses efforts menés par Colin Powell. Toutefois, elle a permis de montrer les divergences diplomatiques entre les deux pays lorsque le secrétaire d’Etat américain décrivit l’affaire, dans un entretien au magazine GQ, comme une « île stupide », un « rocher » sur lequel il devait travailler durant deux jours. De la même façon, les Etats-Unis considèrent le conflit autour du Sahara occidental comme un problème mineur, tandis que, pour le Maroc, c’est une affaire d’État de première importance. L’appui par l’administration Bush au plan Baker II et l’appui par l’administration Obama à l’élargissement du mandat de la MINURSO aux droits de l’homme furent vécus comme des crises majeures au sein de la diplomatie marocaine. En effet, le plan Baker II proposait une période d’autonomie de cinq ans pour le territoire, suivi d’un référendum d’autodétermination. Le conseil de sécurité de l’ONU avait appuyé cette initiative, en 2003. En 2007, la proposition d’un plan d’autonomie pour le Sahara occidental fut soutenue par les Etats-Unis. Mais en novembre 2013, ce même plan n’avait toujours pas abouti. Mohammed VI s’est alors rendu à Washington pour rencontrer personnellement Barack Obama. Avant cette visite, il s’était publiquement interrogé sur les raisons du changement de position des Etats-Unis, lors de la crise autour de l’élargissement du mandat de la MINURSO, en mai 2013. Lorsque le président américain déclara sur le document signé après la rencontre que le plan d’autonomie était « sérieux, crédible et réaliste », la nouvelle fut évoquée comme un soulagement dans la presse marocaine.

25Cette vulnérabilité du gouvernement marocain face aux positions américaines l’a poussé à adopter à partir de 2003-2004, une double stratégie visant à exploiter la sensibilité des Occidentaux face aux questions sécuritaires. La stratégie marocaine était portée par un ensemble de discours sur les menaces terroristes qui pesaient au Sahel. C’est ainsi que lors d’un discours télévisé en 2006, à l’occasion de la Marche verte, le roi a soutenu l’idée qu’un Sahara occidental indépendant serait une menace pour la sécurité de la région : « Nous réaffirmons […] notre attachement à l’unité du Maghreb arabe et notre volonté d’épargner à cet espace, ainsi qu’à la région du Sahel et aux rives méridionale et septentrionale de la Méditerranée, les risques calamiteux de balkanisation et d’instabilité qu’engendrerait l’implantation d’une unité factice. » Les années qui ont suivi, l’argumentaire diplomatique soutenu auprès des Etats-Unis et de l’Europe sur la question du Sahara occidental était principalement lié à la sécurité : terrorisme, immigration clandestine, routes de la drogue, instabilité. C’est pourquoi le Maroc a intégré, en 2005, la TSCTI (Trans-Sahara Counter Terrorism), programme anti-terrosiste américain, qui fut rebaptisé, fin 2007, TSCTP (Trans-Sahara Counter Terrorism Partnership). Dans ce but, les Etats-Unis ont soutenu financièrement et militairement le Maroc. A l’échelle du monde arabe, le Maroc est le pays qui a reçu le plus d’aide financière américaine, après l’Egypte. En 2005, il a totalisé près de 81 % de l’aide américaine au Maghreb, soit environ 58 millions de dollars. A l’échelle africaine, il a obtenu un cinquième de l’aide américaine. Si ces aides étaient principalement destinées à la lutte contre l’immigration clandestine et à la lutte antiterroriste, elles ne signifiaient pas le soutien inconditionnel des Etats-Unis à la position marocaine à propos du Sahara occidental.

26La relation avec certains pays européens (en particulier la France) et la Commission européenne suit cette même logique. En recherche d’intégration au sein de la Méditerranée et d’alliés stratégiques au sein de l’UE, le Maroc a entreprit des efforts considérables afin d’obtenir le « Statut avancé » auprès de l’Union européenne, qui comprend notamment un accord de pêche, un accord de coopération en matière de sécurité et un accord de libre-échange économique. Le début des négociations entre le Maroc et l’Union européenne date de 1963 et aboutit à la conclusion d’un accord en 1969. L’accord envisageait la contribution au développement socio-économique du Maroc par l’Union européenne, à travers notamment des prêts de la BEI (Banque européenne d’investissement). Par la suite, entre 1976 et 1996, quatre protocoles financiers furent signés, pour aboutir au programme MEDA, principal instrument opérationnel du partenariat euro-méditérannéen. A partir de 1996, les aides européennes se sont accrues, et le Maroc est devenu progressivement le premier bénéficiaire de l’enveloppe financière européenne à destination des pays du Maghreb (1,6 milliard d’euros entre 1996 et 2006, soit près du quart de l’enveloppe). L’attractivité du Maroc pour les IDE européens a également connu un essor considérable, puisque 70 % des IDE réalisés au Maroc provenaient des pays de l’UE. A partir de 2007, le Maroc et l’UE ont envisagé une coopération sous forme de partenariat privilégié, permettant de renforcer également les échanges commerciaux et la concertation politique.

27C’est ainsi que les négociations ont progressivement aboutit au Statut avancé, un accord compatible avec la politique européenne de voisinage, qui laisse le choix à chacun de ses partenaires de mettre en œuvre le type de coopération qu’il souhaite. A ce titre, plusieurs pays, dont la Tunisie et l’Egypte, ont émis le souhait d’obtenir eux aussi un statut avancé. Telles que définies dans le « Document conjoint UE-Maroc », les ambitions de cet accord dépassent les trois accords précités : les deux acteurs ont envisagé une coopération dans des domaines stratégiques liés à la sécurité collective, à la coopération régionale ou à la résolution de conflits, à travers notamment un rapprochement du cadre législatif des deux acteurs. Selon l’Institut Amadeus, le projet est ambitieux, mais il souffre de plusieurs imprécisions, en l’occurrence le manque de définition de ce statut sur le plan juridique. En effet, il ne figure ni dans le droit ni dans les traités européens. De plus, les échanges étaient principalement d’ordre économique, et les réalisations sur le plan politique (coopération juridique et sécuritaire) n’ont pour le moment pas été à la hauteur des ambitions du statut.

28Le Maroc espère cependant un soutien financier favorisant le développement du pays et un soutien politique concernant ses problèmes territoriaux. C’est ainsi que, lorsque l’UE a négocié avec le Maroc en 2011 un accord de pêche au large des côtes du Sahara occidental, les diplomates marocains y ont vu un signe de légitimation des revendications territoriales marocaines. En effet, il s’agit d’un accord qui permet aux bateaux de 11 pays de l’UE de pêcher près du Sahara occidental, en échange d’un paiement annuel de 30 millions d’euros de la part de l’UE et de 10 millions d’euros de la part des propriétaires des bateaux. En échange, le Maroc devra investir dans le développement économique des régions sahraouies. Pour les dirigeants marocains, l’aboutissement de cet accord de pêche est perçu comme une victoire non pas économique, mais diplomatique : « une confirmation de la souveraineté absolue du Maroc sur l’ensemble de son territoire et d’une reconnaissance claire de l’ampleur des projets de développement entrepris dans nos provinces du Sud dans tous les domaines […] une victoire retentissante de notre diplomatie4. » Pour Abdallah Saâf, « le Maroc tient à mettre en relief son avance sur les autres pays du Sud, faisant valoir qu’il est le seul pays arabe et musulman à avoir engagé un vrai dialogue avec l’UE sur les questions de gouvernance, de démocratie ou de respect des droits de l’homme » (Mohsen-Finani, 2011, p. 194) Fondé sur un double ancrage (la politique euro-méditerranéenne et la politique européenne de voisinage), le Statut avancé permet au Maroc de ne pas considérer l’Europe seulement comme un marché, mais aussi comme un champ d’inspiration qui lui permet de reproduire un modèle équivalent au sein de son propre environnement régional.

29Au sein de cet espace, la relation avec la France demeure particulière. Les élites politiques françaises appuient le Maroc sur le plan stratégique et économique avec une continuité telle que cette relation apparaît tout à fait exceptionnelle. La crise diplomatique qui s’est produite en février 2013 l’illustre clairement. A l’origine de cette crise, une plainte déposée par l’ONG de lutte contre la torture ACAT contre Abdellatif Hammouchi, directeur du service de contre-espionnage marocain, pour avoir torturé des prisonniers marocains, et en particulier un indépendantiste sahraoui. Des policiers français se sont rendus à la résidence de l’Ambassadeur du Maroc à Paris pour notifier une convocation du juge d’instruction destinée à Monsieur Hammouchi. Le Maroc a réagi aussitôt, dénonçant un irrespect des conventions judiciaires qui lient les deux pays. Or, l’acteur espagnol Javier Bardem a présenté à la même période un documentaire qui dénonce l’appui français à la position marocaine sur le dossier sahraoui, tout en citant les propos d’un ambassadeur français sur le Maroc jugés blessants par le corps diplomatique marocain. Peu de temps après, le ministre marocain des Affaires étrangère subit des fouilles lors d’une escale dans un aéroport parisien bien qu’il fût en possession de son passeport diplomatique. Cette série d’événements, qui ne sont pas forcément liés entre eux et dont le quai d’Orsay n’est pas à l’origine, a provoqué de vives réactions au sein du ministère des Affaires étrangères, dans la presse, sur les réseaux sociaux et aussi sur les places publiques. Or, cette « crise diplomatique », telle qu’on l’a nommée dans la presse, fut paradoxalement réglée assez rapidement par un appel téléphonique du président français au roi marocain, démontrant, d’une part, l’importance qu’accordent les deux chefs d’Etat à la stabilisation de leurs canaux diplomatiques et, d’autre part, leur empressement à étouffer ces événements. Le Maroc est en effet considéré comme un pays stratégique pour la France, pour la lutte antiterroriste et la maîtrise des flux migratoires, pour sa profondeur géographique au Sahara et pour les opportunités commerciales qu’il offre. L’axe économique est dominant pour la France, bien qu’il soit concurrencé par l’Espagne. En échange, la France accepte de valider les changements de façade du Maroc sur le plan des droits de l’homme et du développement socio-économique sans critique, afin de satisfaire ses ambitions.

30Cependant, bien que Paris, Madrid et Washington soutiennent de façon constante le Maroc, ils demeurent prudents vis-à-vis de l’Algérie, craignant un surarmement et la perte de l’équilibre stratégique de la région, au détriment de leurs intérêts. Ils ne jouent aucun rôle de médiateur dans le rapprochement entre les deux pays. Les dirigeants marocains semblent avoir conscience de cette configuration et mènent une politique d’ouverture active dans d’autres régions.

L’Afrique comme terrain de conquête

31Afin d’obtenir davantage de soutien pour la marocanisation du Sahara occidental et pour renforcer son poids stratégique régional, le Maroc renoue depuis une dizaine d’années ses liens en Afrique, dans le cadre de la coopération Sud-Sud soutenue par la politique officielle marocaine. Rappelons que durant la période hassanienne, le Royaume avait une politique hostile envers les pays africains qui soutenaient l’Algérie socialiste et reconnaissaient la RASD, tandis qu’il soutenait des politiques occidentales, notamment françaises, en Afrique. Aujourd’hui, le discours des diplomates met en avant les nombreux soutiens apportés par le Maroc aux mouvements de libération africains durant la période de décolonisation, comme le Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA), le Front de libération du Mozambique (FREMILO) ou encore le Mouvement de la libération de la Guinée-Bissau et des îles du Cap Vert (PAIGC). De même, les discours officiels marocains depuis l’Indépendance ont mis l’accent sur les racines africaines du Maroc et sa proximité religieuse ou culturelle avec certains pays du continent.

32Cependant, ce n’est véritablement qu’à partir de 2000 que le Maroc accorda un intérêt diplomatique à l’Afrique subsaharienne. L’année 2000 marque la date du premier sommet entre l’Afrique et l’Europe qui s’est tenu au Caire, au cours duquel le ministre marocain des Affaires étrangères a annoncé l’annulation de la dette des PMA (Pays les moins avancés) envers le Maroc. Cet événement marque le début de la politique africaine du Maroc, dont les axes principaux sont l’investissement économique et la résolution des conflits. Mohammed VI a ainsi réuni les chefs d’État de la Guinée, du Libéria et de la Sierra Leone, en 2002, présidant une rencontre pour le règlement du conflit du fleuve Mano. Il a depuis multiplié les visites dans les pays africains traditionnellement proches du royaume, qui se situent pour la plupart dans la bande sahélo-saharienne, en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale. Pour créer ou conforter des partenariats, le Maroc s’est appuyé notamment sur les liens d’allégeance au sultan encore existants dans certaines régions. Ces liens d’allégeance se sont illustrés, notamment, lors de la visite de Mohammed VI en Côte d’Ivoire, en 2013 : le roi fut accueilli par le protocole du président ivoirien, dont l’un des membres (Georges Ouégnin, ancien ami d’Hassan II) lui baisa la main. Outre les liens d’allégeance, les liens politiques entre le précédent monarque Hassan II et certains chefs d’Etat africains, comme Omar Bongo, sont également des atouts sur lesquels Mohammed VI peut s’appuyer dans sa politique africaine. Les différents échanges qui animent le couple maroco-gabonais notamment (salon de l’agriculture, formation dans les domaines agricole, médical et militaire, commerce, déplacements de hauts dirigeants) illustrent la réalité de ces liens Les dirigeants marocains s’appuient également sur d’autres formes de relation politique, comme les confréries religieuses transsahariennes ou encore les Marocains résidant à l’étranger, afin de conforter ces liens.

33Par ailleurs, le Maroc est actuellement le second investisseur africain sur le continent après l’Afrique du Sud. L’État tente de pousser ses entreprises privées, ses banques et ses assurances à s’implanter en Afrique, d’une part, tout en se positionnant comme un vendeur de services, d’autre part. Maroc Telecom a racheté des licences GSM et des parts de marchés dans d’autres compagnies (Gabon Telecom, par exemple). La BMCE a racheté Bank of Africa (qui compte 16 pays). Le Maroc mise sur le transfert de compétences et la formation en Afrique subsaharienne, offre des bourses aux étudiants africains et recherche des accords tripartites, comme l’accord TICAD avec le Japon, pour être l’interlocuteur privilégié des pays investisseurs en Afrique, tandis que les programmes de coopération bilatérale se multiplient. La Royal Air Maroc dessert actuellement 26 pays en Afrique5 (y compris des pays très peu desservis comme le Gabon). La plupart de ces destinations correspondent à des pays où le Maroc dispose d’une ambassade (25 pays6). Ainsi, selon l’Ambassadeur du Maroc au Gabon, Ali Bojji, la part des exportations marocaines en Afrique subsaharienne a atteint en 2010 les deux tiers des exportations totales du Maroc. L’Afrique de l’ouest en est le principal bénéficiaire (60 %), suivi de l’Afrique centrale (28 %), de l’Afrique orientale (5,8 %) et de l’Afrique australe (2,8 %) (Azzouzi, 2012, p. 57).

34Plusieurs diplomates affirment que Maroc est tenu de jouer un rôle en matière de maintien de la paix en Afrique. C’est pourquoi l’Etat a appuyé l’initiative française au Mali, en ouvrant son espace aérien aux chasseurs français et en apportant une aide économique de 5 millions de dollars à la Mission internationale de soutien du Mali (MISMA), mais aussi une aide diplomatique. A ce titre, le roi du Maroc (représenté par le chef du gouvernement) a défendu l’intérêt de l’opération Serval dans un discours lors de son passage au Caire pour le sommet islamique (6 février 2013). Il apparaît que le Maroc se sent directement concerné par la crise puisqu’elle touche ses partenaires en Afrique subsaharienne, qu’il est une route de transit pour le trafic de drogue et d’armes provenant du Sahel et à destination de l’Europe et qu’il est également une cible pour les menaces terroristes. Nous pourrions toutefois y ajouter la dimension de » concurrence » avec l’Algérie pour jouer un rôle actif au Sahel afin de contribuer à la stabilité de la région, L’intérêt du Maroc est de se positionner comme un acteur stratégique important en Afrique. Or, son rôle reste pour le moment incertain : le Maroc ne désire pas intervenir militairement dans la zone sahélienne. Il est certainement dépassé par le positionnement stratégique du Tchad et la politique d’armement de l’Algérie. Selon un diplomate malien, le Maroc tente de jouer un rôle de médiateur avec les responsables du mouvement de libération de l’Azawad, certainement plus accessibles que les djihadistes du MUAJO, dont les résultats ne sont pas encore connus à ce jour.

35L’autre principale faiblesse du Maroc en Afrique est sa politique de la chaise vide à l’Union afriquaine (AU). Bien que plusieurs pays africains au sein de l’UA sollicitent le retour du Maroc au sein de l’organisation, Rabat considère qu’un éventuel retour demeure subordonné au règlement de la question du Sahara occidental. Or, l’absence du Maroc des instances de l’UA l’écarte des interventions centralisées par l’organisation sur le terrain africain et l’empêche de jouer pleinement son rôle de médiateur. L’autre limite, selon l’ambassadeur du Maroc au Gabon, est que de nombreux accords signés par le Maroc avec les pays africains n’ont pas été appliqués. Au sein du ministère, aucun bilan n’a été tiré pour évaluer l’application et le suivi des accords. D’autre part, certains diplomates ont constaté que ce sont les dirigeants africains qui se déplacent le plus souvent au Maroc, tandis que les responsables marocains sont plus frileux à l’idée de rendre visite à leurs homologues africains. C’est pourquoi plusieurs commissions mixtes bilatérales n’ont pas été renouvelées depuis plusieurs années. En outre, le parlement s’intéresse très peu à la politique étrangère, et les questions africaines sont presque insignifiantes dans les débats parlementaires.

Les pays d’Amérique latine et d’Asie : de simples voix à l’ONU ?

36La recherche de voix sur le dossier du Sahara occidental à l’ONU dépasse le terrain régional, qu’il soit africain ou européen. Cette question aiguille une partie de la politique étrangère et détermine certains choix d’alliances diplomatiques. Le Maroc considère ainsi que chaque petit pays compte, car il représente une voix à l’ONU. Il est intéressant d’envisager les enjeux de la relation du Maroc avec les pays d’Amérique latine et d’Asie sous cet angle et de se demander si, dans la vision de la politique étrangère marocaine, ces pays sont considérés comme de simples voix à l’ONU. Nous pouvons constater que, depuis le début des années 2000, plusieurs pays de ces deux régions ont retiré leur reconnaissance de la RASD. L’Amérique latine et l’Asie paraissent liées de manière indirecte à la politique africaine du Maroc.

37Dans la vision géopolitique du Maroc en Asie, si l’on s’inspire de la vision de Jaafar Alj Hakim, Ambassadeur du Maroc en Chine, deux types d’acteur sont incontournables : les « grands pays » (Chine, Japon, Inde, Vietnam, Indonésie, Corée du Sud et Philippines) et les « petits pays, nouveaux Emirats pétroliers, gaziers et miniers » (Kazakhstan, Malaisie, Brunei, Turkménistan, Mongolie, Azerbaïdjan) (Azzouzi, 2012, p. 37). La stratégie du Maroc pour tisser des liens économiques avec ces pays est d’intégrer les forums interrégionaux avec l’Asie, à l’exemple du Forum de coopération sino-africaine (FOCAC) lancé en 2000, le Forum de coopération sino-arabe (FSA) lancé en 2004, le Nouveau partenariat stratégique Afrique-Asie (NAASP) fondé en 2005, le Dialogue de coopération asiatique (ACD) créé en 2002 et au sein duquel le Maroc est devenu partenaire au développement en 2008, l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) dont le Maroc est membre observateur depuis 2008, ou encore le Dialogue Asie-Moyen-Orient (AMED) créé en 2004. A travers cette stratégie, le Maroc espère devenir une plateforme africaine et moyen-orientale pour les pays investisseurs, comme c’est déjà le cas avec le Japon à travers l’accord TICAD. Sur le plan politique, il espère un soutien sur ses questions territoriales. Ainsi, si le Maroc est disposé à promouvoir les investissements chinois, c’est parce que les deux pays se soutiennent mutuellement dans leur politique « d’intégrité territoriale ». Le Maroc considère Taïwan comme une province chinoise, et la Chine ne reconnaît pas la RASD. Toutefois, l’importance de la Chine au Maroc reste faible, en comparaison de l’Algérie voisine qui accueille près de 35 000 résidents chinois et dispose d’une ligne directe avec Pékin, tandis que le Maroc n’en accueille que 3 000 (Rhattat, 2013, p. 235-249), une conséquence directe des alliances héritées de la Guerre froide.

38La même distinction s’opère en Amérique latine entre les pays émergents, comme le Brésil, et des petits pays des Caraïbes. Le Maroc est davantage lié à ce continent sur le plan humain, par ses quelques milliers de Marocains juifs, originaires des côtes méditerranéennes, qui se sont installés entre 1810 et 1930 sur le continent, principalement au Brésil (Belem, Manaus) mais aussi au Pérou (Iquitos) et en Argentine, lorsque le commerce du caoutchouc était florissant. La deuxième vague d’immigration marocaine juive en Amérique latine a eu lieu dans les années 60 : près de 20 000 Marocains se sont installés au Mexique, à Cuba, au Chili, au Venezuela et en République dominicaine. L’action diplomatique du Maroc envers l’Amérique latine n’a toutefois connu une impulsion réelle qu’à partir de 2004, date de la visite de Mohammed VI, accompagné d’une délégation ministérielle, dans cinq pays d’Amérique latine (Mexique, Brésil, Chili, Pérou et Argentine). Deux événements marquèrent cette visite. Le premier est que le Maroc et le Brésil furent les initiateurs d’un sommet entre les chefs d’État de la Ligue arabe et ceux de plusieurs pays d’Amérique latine. Le second, est le plaidoyer du Maroc auprès du Mexique pour qu’il cesse de reconnaître la RASD. Pour persuader ses homologues sud-américains, le Royaume a soutenu plusieurs programmes de développement, comme le Programme d’universalisation de l’identité dans les Amériques (PUICA), destiné à la reconnaissance du droit à l’identité civile des Amérindiens, notamment dans la région des Caraïbes. De 2004 à 2006, il a participé à l’opération de maintien de la paix en Haïti (MINUTSA) en envoyant un contingent de soldats. En 2007, Rabat a abrité sa première réunion avec les pays membres de la CARICOM (Communauté des Caraïbes), au bénéfice du développement humain de ses populations. Dès février 2013, une mission marocaine en tournée dans les Caraïbes a procédé à la signature d’une « feuille de route » pour la période 2013-2015, dont l’objectif principal était de renforcer le développement socio-économique de la région. Bien que la stratégie diplomatique du gouvernement tende vers la satisfaction de ses intérêts territoriaux, la politique étrangère du Maroc en Amérique latine, selon Oumama Aouad, ambassadrice du Maroc au Pérou, prône un objectif plus attrayant : devenir un « hub régional entre le monde arabo-africain et le monde ibéro-américain » ou, autrement dit, jouer un rôle-clé dans le « rapprochement bi-régional » entre l’Afrique et l’Amérique latine (Azzouzi, 2012, p. 29). A ce stade, les échanges commerciaux entre le Maroc et les pays d’Amérique latine demeurent modestes, comparés aux ambitions économiques du Maroc.

Les moyens de la politique étrangère marocaine

39Les moyens mis en œuvre pour défendre les différents intérêts que nous avons évoqués sur le plan diplomatique reposent sur le levier économique. La diplomatie économique est une forme de politique étrangère dont les outils reposent sur le commerce extérieur, les institutions multilatérales, l’intelligence économique et la sécurité humaine. Le Maroc a tout d’abord montré son intérêt pour la diplomatie économique en accueillant la conférence de Marrakech en 1995, donnant lieu à la création de l’OMC. Toutefois, c’est véritablement sous le règne de Mohammed VI qu’un style entrepreneurial dans la politique étrangère s’est développé qui s’illustre notamment dans le vocabulaire employé pour présenter le Maroc. L’Ambassadeur du Maroc en Chine, par exemple, défend l’idée d’une « offre Maroc » : « L’offre Maroc présente des avantages comparatifs indéniables, il s’agira d’en faire un “package” idoine, permettant de faire la différence avec les offres des autres pays (Azzouzi, 2012, p. 43). » Mohammed VI soutient le concept d’un « label Maroc » à diffuser : « La promotion du “label Maroc” n’est pas un simple slogan, mais plutôt un objectif stratégique dont la réalisation permettra de concrétiser toutes les opportunités de coopération possibles dans tous les domaines7. » Le secteur privé est associé à la stratégie du gouvernement. En Afrique, plusieurs compagnies marocaines sont représentées : Royal Air Maroc, Maroc Télécom, l’ONA, Addoha, l’ONEP, Attijariwafa bank, BMCE, Jet Sakane ou encore Managem. Les secteurs les plus représentés sont les finances, l’agro-alimentaire, les mines, les télécommunications, le logement, l’eau potable et le tourisme. La promotion des entreprises marocaines dans chaque pays se fait à travers l’organisation d’une caravane commerciale dirigée par Maroc Export. L’enveloppe d’investissements du Maroc en Afrique atteint ainsi en 2012, 2,2 milliards de dirhams. Toutefois, sur le plan des investissements, les résultats restent en deçà des ambitions de l’État. Le Maroc ne peut faire face à la concurrence de la Turquie, de l’Inde, du Brésil ou de la Chine. Afin de pallier ses faiblesses, il tente de mettre en place des accords de coopération économique tripartite, avec pour ambition de devenir un hub pour les investisseurs occidentaux, latins ou asiatiques, vers l’Afrique, ou encore de faire bénéficier l’Afrique de son « expertise ». La coopération tripartite est envisagée soit avec des pays, soit avec des bailleurs de fonds. Par exemple, le Programme spécial pour la sécurité alimentaire de la FAO engage des experts marocains, depuis 1998, dans l’exécution de ses projets (domaine de la pêche artisanale, de l’élevage et de la gestion de l’eau). Le PNUD a engagé 200 ingénieurs dans la mise en œuvre de projets dans trois pays sahéliens. Le Groupe des 77 plus la Chine, le Millénaire pour le Développement, la Conférence de Monterrey, le NEPAD, la FAO ou le BID sont également des organisations au sein desquelles le Maroc entend faire participer ses ressortissants pour parfaire sa visibilité et engager par la suite des accords tripartites. La politique économique du Maroc représente un instrument-clé de sa diplomatie, et, de ce fait, le métier de diplomate s’est conséquemment étoffé. L’ambassadeur doit faciliter les démarches des entreprises dans les pays étrangers et promouvoir l’échange économique. Le ministère des Affaires étrangères a également été réorganisé, à travers la création d’une Académie diplomatique, chargée de former les nouvelles recrues, et la coordination, par le ministère des Affaires étrangères, de toutes les activités économiques extérieures des autres ministères. Les entreprises, quant à elles, se sont vues conférer un rôle citoyen, en tant que vecteurs de cette nouvelle vision stratégique. D’autres acteurs extra-étatiques participent à la diplomatie économique marocaine, comme l’Agence marocaine de développement des investissements (AMDE), créée en 2009, qui a ouvert des représentations en Espagne, en Italie, en France, en Grande-Bretagne et dans d’autre pays. La rencontre de ces différents acteurs s’illustre dans les forums d’investissement internationaux, à l’exemple de la World Investment Conference qui a eu lieu à La Baule en 2011, où le Maroc et l’Inde étaient les deux pays promus. Enfin, l’outil internet participe à cette promotion, à l’exemple des sites : Invest In Morrocco, Agence Oriental, Agence marocaine de coopération internationale.

40Pour accompagner cette stratégie, la couverture diplomatique du Maroc dans le monde a connu un essor considérable cette dernière décennie. En Asie, par exemple, la couverture diplomatique entre représentations diplomatiques résidentes et non résidentes est presque totale. Les petits pays sont également visés, comme dans les Caraïbes où le Maroc mène une politique de développement. Pour les diplomates, chaque petit pays compte, car il représente une voix à l’ONU sur le dossier du Sahara occidental. Outre les pays, ce sont aussi les organisations régionales et sous-régionales qui sont visées. Selon la vision officielle, transmise par les discours royaux, la présence marocaine dans ces instances est l’un des instruments majeurs de la politique étrangère : « Ces organisations sous-régionales devraient être le pivot de tout plan d’action émanant de nos débats, la clé de voûte de toute stratégie de stabilité et de développement dans le continent, le cadre de toute entreprise d’intégration économique et la plateforme de coordination pour relever les défis liés au changement climatique et au développement durable8 ». Le Maroc ambitionne de resserrer ses liens auprès des CER (Communautés économiques régionales) en Afrique mais aussi d’investir les différentes organisations de sécurité régionales, comme la CEDEAO ou la CEN-SAD en tant que membre-observateur. Sur le terrain africain, le renforcement des relations bilatérales et la présence dans ces organisations sont aussi une façon de compenser sa politique de la chaise vide au sein de l’UA. En Amérique, le Maroc est membre observateur du PARLANTINO, Parlement latino-américain qui regroupe 22 pays, de l’Association des Etats des Caraïbes (AEC), qui regroupe 25 pays, et de la SEGIB, Conférence ibéro-américaine, qui réunit des Etats souverains d’Amérique et d’Europe de langue espagnole et portugaise. Il est le seul pays arabe et africain à bénéficier de ce statut et a participé aux trois derniers sommets. La position du Maroc auprès de cette organisation a pour objectif de montrer qu’il peut offrir des perspectives de coopération prometteuses en réponse à la crise en Europe. Enfin, depuis 2008, il est membre observateur de l’ASEAN.

41Le comportement du Maroc à l’international est ainsi caractérisé par une lutte pour la visibilité, à travers la représentation, mais son rôle reste très faible. Rappelons que son absence de l’UA l’a mis à l’écart de certaines interventions majeures, comme en Centrafrique. C’est principalement sur le plan sécuritaire que son rôle est limité. Bien que sa vision stratégique révèle une prise de conscience des défis sécuritaires, de la région sud-atlantique notamment (trafic de drogue, piraterie maritime, terrorisme et immigration clandestine), le Maroc ne constitue pas encore une force de proposition crédible.

42Sur le plan stratégique, afin d’être érigé au rang de puissance continentale de sécurité, certains outils traditionnels de la puissance (au sens réaliste) doivent être acquis (Morgenthau, 1948). Il s’agit du poids démographique, du poids de l’armée (effectifs et armement) ainsi que de l’efficacité du service des renseignements. Au Maroc, la perception des menaces est liée presque exclusivement à la question de ses frontières. Ainsi, les efforts en matière d’armement, de formation et de positionnement militaire sont dirigés vers ce but en majeure partie, l’autre partie étant dédiée aux opérations de maintien de la paix onusiennes. Les participations marocaines à des opérations sécuritaires en dehors du cadre de l’ONU sont très limitées. On peut citer les contingents envoyés en 1967 et en 1973 pour soutenir les armées arabes contre Israël et les unités déployées auprès de l’Arabie saoudite lors de la seconde guerre du Golfe. Au-delà de ces interventions, le Maroc n’a participé à aucune opération régionale pour la lutte contre la piraterie maritime ou les trafics transnationaux, bien qu’il montre son intérêt de revêtir ce rôle au sein de l’organisation des Etats africains riverains de l’océan Atlantique. D’autre part, les nombreux cadres institutionnels au sein desquels il participe, qu’ils soient africains, arabes ou même sud-américains, ne sont pas des vecteurs suffisamment solides pour concevoir des politiques sécuritaires communes, à cause de rivalités inter-étatiques ou d’autres formes d’instabilité régionale. Le domaine de la migration clandestine est probablement la seule forme d’insécurité transnationale contre laquelle le Maroc lutte activement au sein d’une politique sécuritaire commune euro-méditerranéenne.

La diplomatie culturelle et religieuse : vers une politique d’influence ?

43La stratégie diplomatique du Maroc s’oriente depuis quelques années vers la valorisation de son identité culturelle au service de son intérêt national. En 2008, le gouvernement a initié un programme de construction de centres culturels à l’étranger. Les premières villes qui ont accueilli ces centres sont Bruxelles, Montréal, Tunis, Tripoli, Mantes-la-Jolie, Barcelone et Amsterdam. D’autres établissements devraient, prochainement, être créés en Amérique latine. L’État a également mis en place une politique de bourses pour attirer les étudiants des pays du Sud. Il y avait près de 8 000 étudiants africains au Maroc en 2012, dont 6 500 bénéficiaient d’une bourse. L’attraction et la prise en charge des étudiants étrangers sont gérées par l’Agence marocaine de coopération internationale (AMCI), qui relève du ministère des Affaires étrangères. Elle est également chargée de coordonner la formation à travers les stages, les séminaires et les études longues. Ainsi de nombreux techniciens africains ont été formés, notamment à travers le cycle CRESA, à l’Institut agronomique et vétérinaire Hassan II. La mise en valeur de la culture marocaine est, selon l’ambassadeur du Maroc en Chine, une façon de participer à la « labellisation du pays ». Mais elle peut aussi devenir un moyen de pression. Lors de la crise avec la Mauritanie en 2011, par exemple, les autorités marocaines ont refusé l’inscription universitaire à 800 étudiants de la Mauritanie, et l’AMCI a retiré son offre de bourses aux Mauritaniens, dont le quota était de 80 par an. Bien que les conséquences de ces politiques soient marginales, l’utilisation du levier culturel par la diplomatie démontre clairement qu’il est un instrument au service de la défense de ses intérêts nationaux.

44Il existe un autre aspect de cette stratégie culturelle qui a trait à l’islam. La diffusion d’une identité islamique singulière caractérise fortement la diplomatie marocaine. Ce qui permet d’introduire pleinement cette dimension dans la diplomatie étatique qu’est l’identité musulmane de l’Etat (inscrite dans la Constitution), mais aussi l’autorité religieuse du monarque, en sa qualité de Commandeur des croyants. Le Maroc revendique ainsi le caractère modéré et tolérant de son identité islamique dans la Constitution de 2011, mettant ainsi en avant « la convergence de ses composantes arabo-islamique, amazighe, saharo-hassani, et ses affluents africain, andalou, hébraïque et méditerranéen ». Ahmed Tawfiq, ministre des Affaires islamiques depuis 2002, a contribué de façon décisive à la définition de l’identité religieuse de l’État marocain, fondée sur le rite malékite, la doctrine ash‘arite et le soufisme. Ces trois composantes sont décrites sur le site du ministère des Affaires islamiques non pas comme une « simple méthodologie juridico-religieuse », mais comme « une identité religieuse », « une spécificité culturelle à la nation marocaine », « une identité sociale ». Toujours suivant le site, le rite malékite marocain se distingue du malékisme oriental, et ses fondements sont ancrés « sur la mentalité et sur la société ». Cette spécificité de l’islam officiel fut également traduite en termes diplomatiques dans les discours royaux9 : « Nous nous sommes attaché, dès Notre accession au Trône, à une restructuration en profondeur du champ religieux national de manière à préserver la sécurité spirituelle des Marocains, dans le cadre des valeurs du rite malékite qui prône la modération et la tolérance, loin de tout obscurantisme ou radicalisme. » Cette identité islamique est associée, dans ce même discours, aux différentes composantes ethniques et culturelles du Maroc, qui justifient « l’attachement du peuple marocain aux valeurs d’ouverture, de modération, de tolérance et de dialogue pour la compréhension mutuelle entre les cultures et les civilisations du monde ». La diffusion de cette identité religieuse et culturelle par le discours permet à l’appareil diplomatique d’exercer une forme d’influence douce. L’exemple le plus frappant fut sans doute l’accord signé en 2008 avec certains pays européens pour l’envoi d’imams durant le mois de ramadan pour encadrer les Marocains, afin de lutter contre le fondamentalisme religieux. Le ministère des Affaires islamiques envoie depuis chaque année près de 180 imams en Europe (dont une dizaine de murchidates, prêcheurs féminins). La plupart d’entre eux vont en France, en Belgique, en Italie et en Allemagne, d’autres en Espagne et aux Pays-Bas, mais aussi au Royaume-Uni, au Danemark, en Norvège, en Suède, en Finlande, en Suisse et au Canada. En Afrique, la même stratégie est adoptée. En 2013, le Maroc a signé un accord pour la formation de près de 500 imams maliens à l’enseignement malékite, dans le but de promouvoir un islam de « tolérance » au Mali comme un outil de sa politique sécuritaire dans la région sahélienne.

45Cet attachement à la diffusion d’une identité tolérante s’inscrit dans la continuité d’une politique que l’on retrouve à l’ère du sultan Hassan Ier. Ce dernier avait envoyé un ambassadeur extraordinaire au Saint-Siège afin de féliciter le Père Lerchundi pour son cinquantième anniversaire sacerdotal. Cet événement fut pour les historiens (Caille, 1969) très particulier, car il démontrait l’ouverture religieuse du sultan marocain. Par la suite, Hassan II avait à son tour rendu visite au Saint-Siège à plusieurs reprises, notamment en 1980, où il avait été mandaté par les États arabes pour discuter du statut de Jérusalem avec le Pape. Cinq ans plus tard, il reçut le Pape Jean-Paul II pour une visite d’amitié au Maroc : c’était la première fois qu’un souverain pontife se rendait dans un pays musulman. Les deux personnalités ont prôné un discours de tolérance et de paix entre les religions devant un stade rempli de Marocains et devant les médias, à une époque où la montée de l’islamisme et de la xénophobie étaient inexorables. Finalement, en 1997, un ambassadeur résident fut accrédité auprès du Saint-Siège. Mohammed VI a ainsi fait le choix de poursuivre cette politique en rendant visite au Saint-Siège dès la première année de son investiture (2000) et fait usage aujourd’hui de ses différentes casquettes auprès du Vatican pour défendre ses intérêts : celle de Commandeur des croyants, celle de chef d’État dont les relations diplomatiques avec le Saint-Siège ont prouvé sa tolérance religieuse et celle de chef du Comité Al Qods. En 2013, Mohammed VI écrivit une lettre au pape François pour le mettre en garde contre les conséquences d’un éventuel accord avec Israël portant sur les biens de l’église à Jérusalem. Cet accord selon lui « est de nature à cautionner les pratiques de colonisation provocatrices perpétrées par Israël », il est « en contradiction avec les résolutions onusiennes qui insistent sur la nécessité de préserver le cachet spécifique de la ville sainte et de ne pas attenter à son statut juridique » (MAP). Mohammed VI a pour habitude de réagir aux discours et politiques du Vatican, dans un esprit critique et pacifique à la fois. En 2006, il avait écrit au pape Benoît XVI en réaction à ses propos sur l’islam : « Je m’adresse à vous, en votre qualité de chef de l’Eglise catholique, pour vous prier d’avoir, à l’égard de l’Islam, le même respect que vous vouez aux autres cultes et que l’Islam d’ailleurs voue, lui aussi, aux autres religions célestes, y compris le Christianisme. » Puis il ajoute : « Il nous incombe, en tant que dépositaires du devoir de diffusion des valeurs de paix, de coexistence et de rapprochement entre les nations et les peuples, de tout mettre en œuvre pour défendre ces nobles idéaux. » Dans son cercle d’appartenance collective qu’est le monde arabo-musulman, le Maroc se construit une image de défenseur de l’islam. En Europe, il se construit une image de chef spirituel tolérant et raisonné. Certains pays européens comme les Pays-Bas exhortent aujourd’hui le roi, en tant que Commandeur des croyants, de lutter contre le fondamentalisme religieux des ressortissants marocains à l’étranger (Belhaj, 2009). Le Maroc se confère ainsi un rôle positif à travers le facteur religieux, mais les retombées sur ses intérêts nationaux, notamment économiques, sont très faibles. La rivalité du Maroc et de la Turquie au sein de l’Organisation de la conférence islamique (OCI) retarde le développement du commerce inter-islamique. De même, la tentative d’un petit groupe d’Etats menés par le Nigéria pour rapprocher l’OCI de l’UA, afin « d’infiltrer le Polisario » en 2002 (Belhaj, 2009) complique la coopération diplomatique au sein de cette même organisation. C’est pourquoi cet islam spécifique tel qu’il est prôné par le Maroc est d’autant plus important qu’il lui permet de faire cavalier seul.

Le soft power à la marocaine est-il un facteur de puissance ?

46Le Maroc a fait usage d’une diplomatie économique libérale au service de sa politique de puissance. Outre les investissements, l’intégration des instances multilatérales et des forums économiques, la politique étrangère marocaine a misé sur la diffusion d’une identité culturelle et religieuse singulière pour tenter d’exercer une influence douce. Elle continue de diversifier ces axes actuellement, comme la recherche d’hydrocarbures ou d’autres moyens d’approvisionnement énergétique. En étant présente sur plusieurs espaces géoculturels à la fois et en jouant sur une identité marquée par l’ouverture, le Maroc semble avoir intégré les éléments du soft power tels que décrits par Jospeh Nye (Nye, 2004). On retrouve cette approche pragmatique pratiquée par les moyennes puissances émergentes comme la Turquie. Cela signifie-t-il pour autant que le Maroc soit en voie de devenir une moyenne puissance émergente ? C’est évidemment moins certain considérant purement des données institutionnelles. Selon le FMI, le Maroc occupe le rang de 60e puissance économique en 2011, derrière l’Egypte (44e) et l’Algérie (38e), tandis que la dette marocaine (intérieure et extérieure) a atteint, fin 2012, 59 millions d’euros, soit 71 % du PIB marocain. Sur le terrain subsaharien, bien qu’il joue sur son identité africaine, le Maroc est un compétiteur crédible mais sa présence est encore très faible, surtout en comparaison avec des pays incontournables comme le Nigéria ou l’Afrique du Sud.

47Le Maroc a peut-être une carte à jouer dans le domaine de la sécurité, qu’elle soit militaire, humaine, environnementale, sociale ou humanitaire, et qui ne dépend pas de sa puissance économique. Le Tchad par exemple, a joué un rôle actif au Mali et en Centrafrique, en dépit de ses faiblesses en matière de développement. L’intérêt du Maroc pour les organisations régionales, dont le rôle (surtout en Afrique) se déplace progressivement vers les questions sécuritaires, et sa force de proposition au sein des instances multilatérales sur les questions de sécurité globales tendent à démontrer qu’il souhaite jouer un rôle sur ce terrain. Il apparaît cependant qu’il est toujours à la recherche de son identité stratégique : clarifier son rôle en matière sécuritaire n’est pas une tâche facile. Il faut pouvoir se projeter stratégiquement, identifier des champs d’action précis et définir sa politique. Or, le monarque et ses conseillers demeurent la clé de voûte du système. Les tentatives d’impulsion royales sont claires, à travers ses nombreux déplacements et ses discours. Il apparaît comme un guide qui montre la voie à suivre. Toutefois, l’appareil diplomatique et celui de la défense demeurent encore des exécutants et non des contributeurs ou producteurs de sens. Tandis que certains fonctionnaires se contentent avec fierté de l’image reflétée par Maroc, d’autres ne voient pas d’issue dans ce système cloisonné. Selon l’un des diplomates marocains que nous avons rencontrés au ministère des Affaires étrangères, c’est parce que « le Maroc n’a pas (encore) les moyens d’avoir une stratégie ».



Source : https://books.openedition.org/cjb/1086...